mardi 12 janvier 2016

Hommage à David Bowie


Il y a dix ans, en février 1996, Mehdi Belhaj Kacem, jeune écrivain et philosophe franco-tunisien interviewait David Bowie. Ce dernier a tout vu, tout connu, devenant le schizophrène éclairé auprès duquel  Mehdi est venu chercher conseil. La création, le chaos, le désir, l’âge et la mort : une leçon de vie de l’ancien à son bouillant disciple. En hommage à David,  récemment décédé, je reprends cette interview dans laquelle on découvre un Bowie étonnamment humain, généreux et espiègle, parfait dans le rôle du mentor attendri. On lira avec intérêt ce qu'il pensait de la mort, dix avant que celle-ci ne survienne.
Mehdi Belhaj Kacem : Ton album Outside a été bien accueilli par la presse et par tes fans hardcore, mais beaucoup ont critiqué l’aspect conceptuel du disque ­ on a dit que c’était un disque prétentieux.
Résultat de recherche d'images pour "Mehdi Belhaj Kacem David Bowie"David Bowie : (Rires)… En effet, j’ai reçu un paquet de critiques pour Outside, je n’ai pas été ménagé. Mais soyons clairs : je revendique totalement ce côté prétentieux. Je l’ai voulu.
Pour moi, cette forme conceptuelle n’est qu’un prétexte qui te permet de renouer avec ta schizophrénie ­ maintenant que tu es un homme rangé, riche, marié. Tu sembles réconcilié avec cette schizophrénie. 
Je suis tout à fait conscient qu’il y a une dualité dans mon esprit, qu’elle est là en permanence et que je travaille avec. Un livre paru dans les années 70, The Bi camera on mind, expliquait ­ ou tentait d’expliquer ­ pourquoi, par exemple, Jeanne d’Arc entendait des voix. En vérité, elle se servait de l’hémisphère caché de son cerveau, ce qui est très schizo (sourire)… Il me semble que certaines personnes ont ces facultés, qu’elles le veuillent ou non. Elles deviennent des sortes de creusets, des réceptacles pour des visions ou des pensées étrangères.
Il y a un équilibre difficile à trouver : ces facultés peuvent être très pénibles comme elles peuvent se transformer en pouvoir. On peut facilement sombrer dans le chaos mais en même temps, on n’a pas envie de mettre trop d’ordre dans tout ça.
Je crois que, quand on a ces dispositions, il faut le vivre comme une chance, surtout lorsqu’on est écrivain. Dans ce cas, la schizophrénie devient même salutaire. Ceux qui n’ont pas la chance de se trouver un mode d’expression se laissent submerger par le chaos. Aujourd’hui, l’idée du chaos ne me fait plus peur, je me sens presque en harmonie avec elle, beaucoup plus que dans le passé. Mais il a fallu livrer un combat pour en arriver là. Dans les années 70, j’avais l’impression d’être divisé, fracturé en deux morceaux. Il y avait ce côté-là et ce côté-ci ­ et l’un des deux devait forcément l’emporter sur l’autre. J’avais le sentiment que le combat était inévitable, qu’on ne pouvait pas l’empêcher. Depuis, j’ai réussi à réconcilier ces deux parties de ma personnalité, je les ai domptées. Mon imagination fonctionne mieux que jamais mais je goûte aussi des joies plus domestiques, plus confortables, plus rationnelles. Et je vis cette dualité mieux que jamais, elle ne me déstabilise plus. En fait, métaphoriquement, je verrais cette séparation comme ceci : d’un côté, il y aurait la vision gnostique de l’existence et, de l’autre, le savoir mystérieux des agnostiques. Et maintenant, j’ai réconcilié ces deux visions : j’ai compris que j’ai besoin des deux philosophies, comme l’Eglise a besoin de ses hérétiques… La vision qu’ont les agnostiques de l’existence et du cosmos, c’est qu’il y a un Dieu au-dessus de Dieu, un Dieu qui n’a pas de conscience du tout et qui est le créateur du chaos, de la fragmentation, ce que je considère comme une idée très intéressante (rires)… Pour leur part, les gnostiques vivent avec l’idée qu’il y a un Dieu unique, un Dieu tout-puissant qui est à la fois le Créateur, le Père, le Commandant. Et j’ai l’impression que les gens comme nous vivent un peu entre ces deux Dieux.
C’est l’idée qu’il y a un équilibre à trouver entre le chaos et la forme. Mais on est toujours ballottés entre les deux : on ne peut jamais être complètement dans le chaos ou complètement dans la forme car ces deux éléments se modifient constamment. On croit trouver une forme pour exprimer le chaos mais dès le lendemain, elle est périmée.
Et encore, l’écriture peut tout à fait contenir ce genre de processus, le maîtriser, alors que c’est beaucoup plus compliqué dans la vie. Dans la mienne, le chaos s’exprime surtout dans les relations que j’entretiens avec les autres. J’ai du mal à développer des relations durables avec les autres, nos rapports deviennent vite erratiques et je peux être infâme… J’ai toujours souffert de ça et, pour ma propre santé mentale, il m’a fallu trouver un équilibre que je n’avais pas, un équilibre entre mes deux façons d’être. C’était la seule manière pour que j’aie accès à des relations saines avec les autres. Je ne veux pas vivre comme un ermite, ça ne m’apporte aucun plaisir… (long silence)… Et j’en suis arrivé à un tel degré que je suis désormais capable de vivre sous les lois du mariage. Je ne sais pas ce que le futur me réserve, mais pour le moment, tout va bien.
Comment te sens-tu lorsque tu repenses aux saloperies dont tu te serais montré coupable dans ces relations “erratiques” dont tu parles ?
Je culpabilise énormément… C’est une culpabilité immense, terrible.
(Mehdi l’interrompt)… Une culpabilité aussi forte que celle que tu ressens en revisionnant le clip de Dancing in the street, où on te voit gigoter à côté de Jagger ? Je l’ai revu récemment et j’ai pensé que ce n’était pas seulement une insulte à l’encontre de tes fans hardcore comme moi, mais aussi une insulte à la dignité humaine.
(Bowie éclate de rire)… Alors comme ça, pour toi, la dignité humaine existe ?
J’ai beaucoup de respect pour toi, mais quand je vois ce genre de trucs…
Mais qu’as-tu trouvé d’indigne à cette vidéo ? Comme si la dignité humaine existait, qu’elle était palpable…
Franchement, comment juges-tu ces longues années de traversée du désert ? Pendant les années 80, tu avais l’air heureux et bien dans ta peau, mais ça ne se traduisait vraiment pas en termes artistiques.
Pour moi, c’était tout bénéfice : j’étais gagnant sur toute la ligne. Pour la première fois, je me sentais comblé, épanoui ­ et pas seulement en des termes artistiques mais aussi en tant que membre d’une communauté, de la société. J’ai le sentiment que je suis ressorti des années 80 en étant beaucoup plus sociable, plus facile à vivre. J’étais heureux de pouvoir enfin dialoguer avec les autres. Auparavant, j’étais extrêmement étrange, un type très secret qui ne savait pas comment se situer par rapport aux gens. Et je crois que je me suis battu pour construire des relations avec les autres par réflexe de survie, parce que j’étais vraiment arrivé au fond du gouffre. J’avais atteint un niveau d’incommunicabilité chronique et il me fallait absolument trouver un remède. J’étais descendu tellement bas que la seule direction possible, c’était de remonter. Je me suis dit : je ne peux pas aller plus bas, le suicide me guette en permanence, je ne trouve plus de raison valable pour vivre. Alors il faut faire quelque chose, remonter, aller chercher l’air là où il se trouve. Et le retour à la surface a été pour moi un sentiment glorieux. A partir de ce jour-là, je me suis dit qu’être en paix avec la société devait devenir mon souci principal et constituait un formidable défi.
Mais comment as-tu trouvé la motivation pour remonter alors que tant d’autres sont restés au fond ?
Je ne sais pas. Il y en a tellement qui se consument ou se replient sur eux-mêmes. Moi, je suis probablement d’une nature très curieuse, la société dans laquelle nous vivons m’intrigue et m’excite. C’est pour ça que j’ai trouvé la force de remonter : parce que j’aime foncièrement les gens, parce que j’aime la société, parce que j’aime observer comment elle fonctionne ou comment elle ne fonctionne pas. J’ai ce désir très profond de lui appartenir davantage, de m’y intégrer mieux qu’avant. En vérité, je n’ai jamais voulu vivre dans la solitude complète ­ et c’est sans doute pour cela que j’ai autant écrit à ce sujet : parce que cet état faisait partie de mon existence et que je voulais absolument m’y arracher. Donc, dans mon cas, l’écriture a une très nette fonction cathartique ­ comme la majorité de ce qui est écrit de par le monde, d’ailleurs… Je n’ai jamais adhéré au romantisme de l’isolement. On peut facilement s’abuser à bon compte et penser qu’on est différent des autres, mais en ce qui me concerne, ma vie quotidienne est relativement rangée et axée autour du travail. Du coup, j’ai le sentiment de faire absolument ce que je veux, de vivre pleinement sans jamais perdre le contrôle.
J’ai lu un article où on demandait à un psychanalyste son avis sur différentes pop-stars ­ ça donnait des trucs du genre : “Prince, un cas tragique d’homosexualité refoulée ; Michael Jackson, un exemple d’infantilisme total…” Et lorsqu’on lui a parlé de toi, le type s’est vraiment mis en colère. Il disait “Ah non, pas Bowie !” Je crois que ce qui l’énervait, c’était de ne pouvoir t’appliquer un de ses concepts ou jugements prédéfinis. Il disait que chez toi tout n’était question que d’apparence, que tu étais un pur produit marketing. Personnellement, je pense exactement le contraire : pour moi, tu as précisément tout fait pour échapper aux apparences, pour ne pas être réductible à une seule interprétation.
Exactement ! Voilà un des trucs qui me mettent toujours en colère : ces gens qui me disent que tout mon travail tourne autour de méthodes de marketing. Je trouve cette vision tellement naïve. Au contraire, il n’y a rien de plus difficile que ce que j’essaie de faire.
Ils ne sont pas seulement naïfs, ils ont peur de ce côté insaisissable. Ils ne peuvent pas te ranger dans une de leurs petites cases.
Le marketing, c’est lorsque l’on sait précisément ce que les gens attendent et qu’on le leur donne : tu acceptes la tyrannie du grand public, tu t’en fais le complice. Mais lorsque tu empruntes l’avenue qui part en sens inverse ­ celle qui reste en périphérie, autour des choses ­, alors le public a du mal à te comprendre et à te suivre (sourire)… Et en ce qui me concerne, c’est ce qui se passe : mon public passe son temps à osciller. Parfois, il adhère parfaitement à ce que je fais. Parfois, il est plus qu’indifférent et ne prête aucune attention à ce que je fais. Mais voilà : moi, je préfère rester à la périphérie que d’être une victime de cette catastrophe qu’est le succès.
Et tu es prêt à renoncer au grand succès commercial pour demeurer en périphérie ?
Absolument, il faut faire des choix. Si tu veux être un artiste d’une certaine importance ­ et mon ego me dit que j’en suis un ­, alors il faut savoir faire des sacrifices. La chose la plus importante à mes yeux aujourd’hui, c’est de changer la texture de la forme artistique que je me suis choisie, la musique. Je veux transformer la texture de ma musique, la conduire dans des régions inexplorées, des endroits où personne ne m’attend. Et tant pis pour les tubes et les chansons. Moi, ce que je veux, c’est travailler la matière même de la musique ­ et si on veut se lancer dans ce genre d’aventure, mieux vaut s’attendre à des réactions hargneuses. Un jour, Brian Eno et moi discutions avec un journaliste anglais et nous lui avons dit que nous étions en train d’inventer une nouvelle école de la prétention (sourire)… Ce jour-là, nous lui avons fourni des arguments clef en main : être prétentieux devenait notre revendication. Parce que le mot que les gens détestent le plus, c’est sans doute le mot “prétention”. Alors avec Brian, nous nous sommes dit “Soyons prétentieux !” Proclamer ça, c’était une manière de nous acheter une liberté. Après ça, plus personne ne pouvait nous reprocher d’être prétentieux. “Oui, nous sommes prétentieux, nous sommes même la faculté mondiale de la prétention ! Et maintenant, débrouillez-vous avec ça !”
Malgré tout, existe-t-il une partie de ta personnalité qui reste insatisfaite, qui veut toujours la gloire ?
Je ne suis jamais totalement heureux de ce qui se passe. Je suis toujours en train de me dire “Bon sang, ce disque aurait dû se vendre beaucoup mieux !” J’ai toujours un ego très fort… Mon plus grand plaisir dans la vie, c’est lorsque un artiste contemporain dit que mon travail l’a influencé ou affecté. Lorsque cela arrive, j’en suis vraiment ravi, bien sûr, comment ne pas l’être ? J’aime savoir que les gens réagissent à mes disques, mais en même temps je n’ai aucune attente. Si un disque marche, c’est merveilleux, mais je suis également préparé à l’idée qu’il puisse ne pas marcher, que mon travail soit de plus en plus perçu comme une étrangeté.
Il est intéressant de comparer ta démarche à celle de Trent Reznor. J’aime beaucoup son groupe Nine Inch Nails, mais Reznor parle en permanence d’autodestruction, utilise ce thème de manière récurrente alors que musicalement ce sont toujours les mêmes techniques. Au fond, tu es beaucoup plus autodestructeur que Reznor. Parce que toi, tu te remets toujours en question musicalement, détruisant systématiquement ce que tu as construit auparavant. Tu ne te laisses pas figer dans une forme unique.
Tu sais ce qui est intéressant avec Reznor ? Maintenant que je le connais un peu mieux, je réalise qu’il est le produit d’une petite ville d’Amérique, qu’il est prisonnier du milieu dont il est extrait. Il aimerait sans doute se dépasser, aller beaucoup plus loin, en particulier dans ses textes, mais il n’a pas le vocabulaire adéquat. Ses moyens d’expression sont réduits, mais je lui fais confiance pour mûrir. Peut-être que s’il voyage davantage, lit davantage, son inspiration s’ouvrira.
Toi-même, tu t’es déjà senti limité, prisonnier de ce genre de situation ?
Etant européen, j’ai toujours eu un accès facile à la culture. Tout était là, disponible : la culture et la contre-culture. En grandissant, je sentais que Londres était une véritable mine d’informations. Il se passait tellement de choses ­ à Londres et en moi, intimement. Du Living Theatre ­ venu d’Amérique ­ au rock’n’roll, en passant par la culture la plus classique, c’était un grand vivier duquel j’étais capable de tirer des tas de choses. Alors que Trent Reznor vient d’une petite ville de l’Ohio où il n’a jamais dû se passer grand-chose. Le seul accès à un semblant de culture qu’il pouvait avoir, c’était la télé ou un concert de rock de temps en temps. Il y a une vraie profondeur dans la perception de la vie que nous avons en Europe, quelque chose qui n’existe pas en Amérique. Là-bas, il y a une manière unique de voir les choses. Je ne dis pas que les gens ont l’esprit étroit ­ puisqu’on peut rencontrer des esprits très fins et très profonds ­, mais ils sont très premier degré. Ça donne des gens comme Sylvester Stallone ou Sharon Stone, des espèces de figures mythiques imposantes, des gens qui résument tout à eux seuls. On dit “Stallone” et tout le monde comprend ce que ça signifie.
C’est justement ce qui est très fascinant avec les Américains : ils vivent tout à un seul niveau, si bien qu’on a l’impression d’un immense théâtre.
Il y a très peu de nuances aux Etats-Unis. Par exemple, là-bas, quand on est raciste, on l’est totalement. En Europe, il peut exister plusieurs degrés de racisme, plus ou moins graves, mais là-bas les Noirs détestent les Blancs (rires)… Alors qu’ici les Blancs peuvent être “un peu dérangés” par les Noirs. En Europe, on pourrait même en arriver à croire que le racisme n’existe pas : vous vous baladez dans Londres et vous vous dites “Wouah ! Cette ville est géniale”, mais aux Etats-Unis, le racisme vous saute au visage.
En un sens, le mode de fonctionnement européen est beaucoup plus pernicieux.
Oui, il n’y a rien de plus dangereux que la tolérance (sourire)… La tolérance est une chose affreuse.
Précisément, on me reproche souvent mon manque de tolérance. On me prend pour une sorte de terroriste, la fraction Hezbollah de la littérature.
Moi, je n’ai pas cette obsession du jugement qu’ont ceux qui se proclament “tolérants”. Je ne veux pas juger, je veux seulement avoir accès à un maximum de choses et d’idées.
La tolérance commune correspond souvent à une mentalité du “tout se vaut”, alors qu’une certaine intolérance peut être le signe d’un jugement assumé, d’un vrai discernement.
Il y a longtemps, j’étais très attaché à ce côté outsider, dans la marge, en guerre contre les conventions ­ d’ailleurs, tous les jeunes peuvent s’identifier à ce personnage-là. Simplement, je ne voulais pas être comme les autres… Je ne connais pas très bien Morrissey personnellement, mais les gens comme lui ont souvent une vision très romantique de la vie dans la marge. Pour moi, cette vie-là, coupée du monde, ne me semble plus romantique du tout. Mais les gens veulent toujours tirer le maximum d’une situation : s’ils se trouvent contraints de vivre dans la marge, ils prétendent qu’il y a de l’héroïsme là-dedans, qu’il y a une certaine qualité dans leur vie.
Je pense que le romantisme, c’est de confondre les symptômes d’un phénomène et son essence même. Toute entreprise artistique réelle est une confrontation avec le chaos et, quand on est confronté au chaos, il peut y avoir des effets secondaires néfastes : la dépression, la dégradation physique, le suicide. Mais le romantisme adolescent ne voit encore que la surface de la chose et croit donc qu’en étant déprimé, mal foutu, voire mort, on est un grand artiste.
Le plus souvent, les gens qui sont dans cette situation ne pensent pas à l’avenir, au futur. Ils détestent se projeter dans le temps, sont incapables de mettre les choses en perspective.
Je suis l’exception.
Vraiment ? Quand on a 20 ans, on peut facilement céder à ce cliché qui dit “Oh, moi, je ne veux plus être de ce monde lorsque j’aurai 30 ans.” Et puis après, on repousse la barre à l’âge de 40 ans, avec le même aveuglement idiot. Mais lorsqu’on a 20 ans, on n’a aucune idée de ce qu’un homme de 30 ans ressent et, à 30 ans, personne ne peut prétendre savoir à quoi ressemble la cinquantaine. Aujourd’hui, je ressens très fortement cette idée que j’ai un futur, mais lorsque j’étais jeune, je ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez. Et j’ai compris récemment qu’un des plus grands mystères de la vie, c’est justement de ne pas pouvoir expliquer à mon fils ce que je ressens maintenant que j’ai 50 ans. Je ne pourrais pas trouver les mots justes pour lui dire ce que je ressens. Je peux seulement lui dire que cela ne ressemble à rien de ce qu’il pourrait imaginer. Il faut seulement me faire confiance. Et je peux vous dire que moi, à 50 ans, je me sens formidablement bien (rires)… A 50 ans, je n’ai plus peur ni de la vieillesse ni de la mort. La dernière ligne droite ne m’effraie pas : je la regarde en face et elle ne me fait plus peur. La certitude absolue de ma mort est devenue une idée presque rassurante, apaisante. Avant, c’était très confus, mais maintenant tout est clair.
En fait, on nous fait croire que le temps est historique alors que le temps est un territoire. Nous ne sommes pas, comme le temps historique le stipule, un point qui parcourt ce territoire d’un pan à l’autre : nous sommes ce territoire, son extension sans fin. C’est un territoire qui se développe de tous les côtés et quand on vit son temps de cette façon, on ne se soucie plus de sa fin.
Quand j’étais plus jeune, j’ai pu croire par moments que je ne mourrais jamais ­ c’était d’ailleurs une idée très troublante, “Vais-je mourir ou suis-je immortel ?” Mais maintenant, j’ai accepté le fait que la mort allait venir, qu’elle fait partie de ma vie. Ma mort est une partie de ce que je suis. Ma mort est extrêmement importante à mes yeux.
C’est pour ça que tu chantes My death de Brel.
Oui, la chanson fait partie de mes concerts actuels. Je comprends maintenant parfaitement l’approche que les moines zen au Japon ont de la mort : ils estiment qu’il faut utiliser sa mort.
La mort est une arme.
Absolument ! La mort devient une entité qui est là pour être employée. Concrètement, cela signifie qu’on peut décider que son c’ur va s’arrêter de battre un jour précis, un jour choisi ­ il y a des exemples concrets. Ou alors, on peut s’immoler avec de l’essence si l’on veut faire de sa mort un acte démonstratif. La fin de la vie peut alors constituer une sorte de commodité, quelque chose que l’univers offre à l’homme. Et je trouve cette idée admirable, elle me fait rêver parce qu’elle ouvre tellement de perspectives : vais-je choisir telle ou telle mort, vais-je me laisser emporter passivement ? Faire quelque chose de sa mort, quelle expérience glorieuse ! Ne laissez pas votre mort traîner dans un coin, inutilisée (rires)…
On vient d’en avoir un exemple très concret avec Gilles Deleuze qui, pour ne pas se laisser dépérir, a choisi de se défenestrer.
Oui, comme Mishima. Face à la disparition de la beauté, on est son seul juge : c’est un problème strictement personnel et je comprends qu’on puisse y répondre d’une manière si personnelle. Et pour Mishima, c’était un problème majeur ! La déliquescence de l’âge.
Et toi qu’on compare souvent à une sorte de Dorian Gray éternel, que comptes-tu faire de ta mort ?
Je ne sais pas encore, mais cette mort, je l’enregistrerai ! (Il éclate de rire)
Quoi, en studio ?
Oui, tout à fait, il faudra en avoir une trace sonore. Aldous Huxley a pris un acide vingt minutes avant de mourir, ce qui est un truc fan-tas-tique, non ? (Rires)…
Effectivement. D’ailleurs, je ferai la même chose !
Mais ce n’est pas un truc neuf. En Orient, il n’y a pas si longtemps, les gens qui cessaient de travailler se mettaient à l’opium et se la coulaient douce pendant des années, se laissant porter par l’opium. Alors le geste d’Huxley s’inscrit en vérité dans une grande tradition : celle d’un départ accompagné par les stupéfiants… Depuis quelque temps, je me fous totalement des histoires d’âge ­ même si par le passé j’aimais beaucoup cette idée de jouer avec ma plastique, d’en tirer parti. Aujourd’hui, ça ne compte plus. Je ne peux pas être plus honnête : ce genre de considération ne joue plus aucun rôle dans ma vie.
C’est curieux que tu raisonnes de cette façon quand toutes les pop-stars sont tyrannisées par leur apparence et leur vieillissement. C’est pour ça que j’ai choisi d’être écrivain : moi, je n’ai pas besoin d’être beau… Pour moi, les écrivains ont un rapport beaucoup plus riche au temps. Et tu sembles d’ailleurs beaucoup plus proche de ce rapport au temps que de la façon qu’ont les pop-stars d’en être esclaves.
Un chanteur pop peut très vite passer pour un pantin, on lui reproche d’être beau, on ne le prend pas au sérieux. On en revient à ce que nous disions sur le marketing, qui peut vite véhiculer une image tronquée et réductrice ­ c’est ce qui m’est arrivé pendant longtemps. Parfois, je me dis qu’il vaudrait mieux pour moi avoir l’allure et le tempérament de quelqu’un comme Van Morrison, il serait peut-être plus facile pour le public de comprendre que ce que je fais est sérieux et important pour moi. Il m’est arrivé de me dire que je devrais faire moins de photos, que je ferais mieux de me cacher un peu pour échapper à cette fichue dictature de la belle gueule.
Quels sont tes projets dans ce domaine ? L’acceptation des rides ou le recours à la chirurgie esthétique ?
La seconde option, bien sûr (rires)… Pour me faire rajouter des rides. Je connais une histoire fameuse sur le poète W. H. Auden, une histoire racontée par David Hockney ­ un grand peintre et un type poilant. Auden avait un visage ravagé, complètement fripé et un jour, il prenait le thé avec Hockney et un autre auteur, Christopher Isherwood. Et là, Isherwood dit à Hockney “Mon Dieu, David, regarde un peu le visage d’Auden. Comment peut-il être aussi ridé ?” Et Hockney lui a répondu “C’est vrai. Et tu imagines à quoi doivent ressembler ses testicules…” (Rires) J’avais trouvé ça assez drôle.
Est-ce qu’on a vérifié ?
Quoi, regarder les couilles de W. H. Auden ? (Rires)… Vous imaginez ça ?
Pour revenir au thème de la schizophrénie, crois-tu que ta vie sexuelle a été affectée par ce trait de ta personnalité ?
Lorsque j’ai commencé à avoir des rapports amoureux, j’aimais le côté bohémien de la sexualité, cette liberté qui existait de fait. Pour moi, c’est d’ailleurs ce qu’il faut retenir des années 60. Cette idée d’une promiscuité totale sans aucune discrimination me séduisait. Mais je me souviens aussi d’avoir considéré le mot “bisexuel” en me demandant ce qu’il pouvait bien signifier. Moi, j’avais des rapports sexuels avec les deux sexes, mais pour autant je n’éprouvais pas le besoin de me ranger dans la catégorie “bisexuelle”. Pour moi, tout ça, c’était surtout une question de convivialité (sourire)… Disons que je me considérais comme quelqu’un de très convivial. Vous savez, je vis sous l’emprise de la sexualité. J’étais un être profondément sexuel.
Mais tu l’es toujours.
Oui, j’espère bien… Le sexe est une chose merveilleuse. Pour moi, ça a toujours été une activité très légère, très simple. Surtout dans les années 60, lorsque j’étais entouré de tous ces gens sexuellement très actifs, tous ces gays et toutes ces filles pas farouches. Le sexe était partout. Ce que je recherchais, c’était avant tout l’expérimentation. Je voulais tout connaître : c’est pour ça que j’ai pris toutes ces drogues, que je sortais énormément. Tout cela entrait dans une logique de découverte permanente. Il fallait sans cesse trouver de nouvelles voies, des avenues en marge du trafic habituel, voire des ruelles sombres. Toutes les choses qu’il ne fallait normalement pas faire étaient précisément celles qui m’attiraient.
Et maintenant ? Avec le mariage, tu as rejoint l’avenue principale.
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Mehdi Belhaj Kacem
J’ai connu tellement de bonheur grâce au sexe. Après quoi, finalement, le besoin de monogamie est devenu très fort. Et ma femme, Iman, ressentait probablement le même besoin. Notre relation n’est donc pas exclusivement basée sur le sexe. Nous savons l’un comme l’autre que le sexe ne peut suffire à bâtir la relation que nous voulons bâtir. Elle a 40 ans, moi 50, et nous avons tous les deux reconnu en l’autre le même besoin de stabilité. La satisfaction qui nous unit est principalement mentale. Mais cela ne s’est pas fait en quelques jours. J’ai évolué sur la longueur : il m’a fallu toutes ces années pour être mûr pour ce genre de relation.
Londres, 14/02/1996

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